Little Five, épisode n°5 : le Rhinocéros du Marquenterre
Nous voici arrivés au terme de ce safari à la rencontre des petites bêtes de la Réserve naturelle de la Baie de Somme. Pour ce cinquième et ultime chapitre de notre Little Five, allons à la découverte du Rhinocéros du Marquenterre – à un préfixe près, puisque la vedette de ces lignes se nomme Aproceros.
Pour le trouver, il nous faudra partir en quête d’un noble végétal à l’écorce fissurée et aux feuilles dentées étonnamment dissymétriques, qui peuplait autrefois les campagnes d’Europe ; arbre de justice trônant en roi sur les places publiques, et dont la silhouette majestueuse s’érigeait au milieu des pâtures où il offrait de l’ombre au bétail. Sa disparition massive laisse les paysages d’aujourd’hui orphelins, et le voici aussi fragile et menacé que le Rhinocéros des savanes africaines : c’est l’Orme.
Tragédie en zigzag
Blotti entre les aulnes et les saules bordant les allées du Parc, un rare survivant dévoile sa ramure. Approchons-nous discrètement pour l’observer de plus près…
C’est le cœur serré que nous découvrons l’écorce déformée, cruellement flétrie, de ses jeunes rameaux normalement lisses, où l’on distingue quelques stries noires, blessures funestes qui ne cicatriseront pas. Le diagnostic est sans appel : notre ami est atteint de graphiose, cette maladie fongique responsable de l’effondrement dramatique des populations d’ormes depuis les années 1970.
En cause, un minuscule insecte vecteur de l’infection, le scolyte (Scolytus scolytus), qui raffole de son bois : en creusant des galeries pour y déposer ses œufs, il inocule les spores d’un champignon (Ophiostoma ulmi) trop gourmand, obstruant les vaisseaux transportant l’eau vers les branches supérieures. Déjà ses feuilles s’enroulent, se crispent, prenant un aspect cassant. Incapable de faire circuler le précieux liquide vital, l’arbre se dessèchera peu à peu…
Mais une tragédie se succédant à une autre, voici qu’un nouveau péril menace notre bel orme. Un indice : cette incision dans le limbe d’une de ses feuilles, dont les courbures évoquent les méandres d’un fleuve infime et sans eau. C’est là qu’entre en jeu le personnage central de ce drame… À peine perceptible tant sa couleur verte la rend mimétique, on la devine pourtant, épousant l’ondulation de son œuvre : voici la larve de la Tenthrède zigzag de l’orme (Aproceros leucopoda).
Terreur dans les frondaisons
Avec sa trombine toute ronde bordée de deux bandes noires, son corps potelé d’abord grisâtre puis vert tendre, muni de six pattes riquiqui et de huit paires de fausses pattes comme autant de petites ventouses, nous lui donnerions le bon Dieu sans confession… Et pourtant !
Durant les six stades larvaires que comprend sa croissance, cette petite goulue n’a de cesse d’accroître son entreprise méticuleuse de défoliation caractérisée. Jour après jour, la feuille dont elle se délecte se réduit comme peau de chagrin : l’entaille insignifiante en forme de zigzag qu’elle laisse après son premier passage, aussi esthétique qu’un ru guilleret serpentant dans le bocage, se transforme peu à peu en une rivière aux larges bords, jusqu’à devenir une plaie béante comme la découpure d’une baie profonde. Bientôt, le limbe aura totalement disparu, et seule subsistera la nervure centrale de la feuille.
Après 15 à 18 jours de repas continu, la goinfre se tisse un cocon de soie. En fonction de la période de l’année, il prendra diverses formes. En été, c’est une structure toute légère et finement réticulée, soigneusement accrochée à la végétation ; à la fin de l’automne, le fourreau est bien plus épais, opaque, caché dans la litière du sol afin de survivre aux frimas de la saison froide.
C’est dans cet écrin protecteur que la larve se nymphosera. Or contrairement à ce que sa bouille de chenille pourrait laisser penser, elle ne se métamorphosera pas en papillon, mais deviendra une minuscule guêpe de la famille des Argidae, un groupe d’insectes appartenant au vaste sous-ordre des Symphytes, ou “mouches-à-scie”. Leur particularité ? Ce sont de tout petits hyménoptères dépourvus de la fameuse… taille de guêpe !
Ainsi, notre “fausse chenille” deviendra dans quelques jours, une semaine à peine, une délicate petite créature mesurant tout juste six millimètres, au corps noir brillant contrastant avec ses pattes couleur crème – d’où son épithète leucopoda, “aux pieds blancs”. Son thorax portera quatre ailes enfumées aux nervures sombres. Et sur sa tête, deux antennes composées de trois articles la guideront dans le vaste monde…
Vierge féconde
Mais comment un être à la grâce si fragile peut-il incarner la terreur des ormes ? Par quel prodige un tout petit insecte, qui ne vit guère plus de six jours à l’état imaginal (c’est-à-dire adulte), est-il devenu cette redoutable menace ?
Contrairement au rhinocéros qui ne fait qu’un seul et unique petit tous les trois ans, après une gestation de 15 mois, la Tenthrède zigzag de l’orme est une espèce formidablement prolifique. Et pour cause ! Sitôt émergée, elle s’empresse de pondre jusqu’à 50 œufs sur le bord dentelé des feuilles d’orme, infimes billes vert d’eau d’à peine un millimètre, qui donneront 4 à 8 jours plus tard autant de petites ogresses.
Mais le problème ne s’arrête pas là : en effet, l’espèce est multivoltine, et peut produire de quatre à six générations par an ! Présentes du printemps à l’automne, à chaque mois de la période de croissance de l’orme, elles ne laissent donc aucun répit au pauvre arbre qui, sitôt qu’il aura produit ses feuilles, se les verra dévorées par les gloutonnes, s’affaiblissant toujours plus…
La cause de cette prolifération spectaculaire et effrénée ? Notre petite guêpe est une pucelle qui n’a pas besoin de trouver de partenaire pour engendrer sa descendance : elle se multiplie par parthénogénèse – littéralement, “création vierge”. Ce mode de reproduction monoparental, indépendant de toute sexualité, permet à la femelle de générer un individu à partir d’un gamète non fécondé.
Et cela représente un avantage certain dans la course à la conquête d’un nouvel habitat : pas besoin de s’investir dans la recherche hasardeuse, chronophage, voire périlleuse, d’un compagnon ! De ce fait, aucun coût énergétique n’est investi dans les parades nuptiales : ni sérénade nocturne si peu discrète, ni danse voluptueuse harassante, ni invitation au restaurant ô combien dispendieuse…
Pitié pour l’auto-stoppeuse
Certes, ce mode de reproduction limite la diversité génétique de notre tenthrède, et pourrait à terme aboutir à un “cul-de-sac” évolutif la rendant particulièrement vulnérable aux changements environnementaux.
Mais la petite a de la ressource ! Pour preuve son incroyable épopée depuis les confins de l’Orient… Originaire d’Asie, elle s’est rapidement étendue en Europe de l’est, puis a continué son chemin, traçant sa route jusqu’en France, où elle débarqua en 2017. La première donnée attestée en Picardie date de 2018, dans l’Oise. Mais sa conquête de l’Ouest ne s’arrête pas là : en 2020, des entomologistes d’Amérique du nord l’ont vue poser ses valises au Canada. Ormes du Nouveau Monde, tremblez…
Rapidement classée comme espèce exotique envahissante, la guêpe fait l’objet de toutes les attentions. Toutefois, il est important de noter que les connaissances la concernant sont encore fragmentaires : il est donc difficile de mesurer l’impact qu’elle aura sur les populations d’ormes.
Certes, sa prolifération inquiète, et nous aurions tendance à lui jeter la pierre ; celle-là même que nous avons catapultée sur le scolyte et sur la graphiose. Mais ne nous trompons pas trop vite de cible… Si sa forte capacité de vol – donc de dispersion – lui permet de conquérir de nouveaux arbres en un temps record, ne croyez pas qu’elle ait fait le déplacement depuis la Chine méridionale jusque dans les prairies du Marquenterre à la simple force de ses petites ailes !
Car la voyageuse a fait de l’auto-stop, et ce sont les camions et les voitures des humains qui l’ont menée ici et là. En effet, les chercheurs ont remarqué que les ormes, souvent solitaires, situés sur les aires d’autoroute où s’arrêtent les véhicules en transit depuis l’Europe centrale, étaient particulièrement défoliés. À l’instar des autres espèces invasives qui peuplent le monde, elle n’a pas choisi d’être ballottée à tout va, et s’en sort comme elle peut, là où elle peut, s’adaptant au bouleversement climatique, à la destruction des habitats, aux pollutions et à la surexploitation des ressources – ces drames responsables du déclin de la biodiversité.
Il nous reste néanmoins un espoir : que les larves pulpeuses de cette guêpe entrent rapidement au menu de prédateurs divers, oiseaux de bon augure ou patientes araignées, afin qu’elle s’intègre à l’équilibre des écosystèmes. Ainsi, la tragédie en cinq actes qui se déroule sous nos yeux curieux pourrait très bien se transformer en une joyeuse comédie. Alors : à nous de jouer !
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Nous espérons que cette aventure au ras du sol vous aura plu… Et pour vous replonger dans les épisodes précédents, suivez les liens !
Little Five, épisode n°1 : Le Lion du Marquenterre
Little Five, épisode n°2 : Le Léopard du Marquenterre
Little Five, épisode n°3 : Le Buffle du Marquenterre
Little Five, épisode n°4 : L’Eléphant du Marquenterre
Texte et illustrations : Cécile Carbonnier
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