Little Five, épisode n°4 : l’Éléphant du Marquenterre

Pour ce quatrième et avant-dernier volet de notre Little Five, nous allons quitter la “savane” dunaire pour nous enfoncer au cœur de la “jungle” du Marquenterre… 

Ici, dans cette bétulaie ponctuée de frênes et d’aulnes, la ramure dense des grands arbres forme un dôme végétal envoûtant, traversé seulement de quelques rais de lumière atteignant le sol tapissé de fougères solitaires et de mousses éparses. Des cris d’oiseaux invisibles, portés par la moiteur ambiante, se mêlent au vrombissement aigu et lancinant des moustiques. Partout des lianes escaladent l’écorce des vieux trembles, nobles lierres et clématites graciles sur lesquelles des colonnes de fourmis vont et viennent, s’affairant studieusement à leurs tâches coloniales. Odeurs d’humus et de baies déjà sures…  

Ne bougez plus, car le voici, avec sa bouille débonnaire que prolonge une trompe formidable : c’est l’Éléphant du Marquenterre

Petite bête à trompe

Notre pachyderme n’a rien d’un géant, bien au contraire, puisque son petit corps rondelet n’excède guère 8 millimètres. Tout occupé à mâchouiller quelque feuille d’un jeune chêne, il nous offre la chance de l’observer attentivement, dévoilant alors son nom : il s’agit du Balanin des glands, ou Charançon du chêne (Curculio glandium). 

Appartenant à la vaste famille des Curculionidae – la plus importante du règne animal en nombre d’espèces ! – notre petit héros reste difficile à distinguer de certains de ses cousins, parmi lesquels le Balanin des noisettes (Curculio nucum), que les amateurs de cueillette automnale connaissent bien car c’est lui qui est responsable des fruits véreux, ou encore du Balanin des châtaignes (Curculio elephas), littéralement le Balanin… éléphant ! 

Ses élytres striés, un peu trop courts pour recouvrir la totalité de son abdomen, sont parsemés d’écailles brunes teintées de roux doré, dont l’usure laisse apparaître la cuticule noire ébène. Situé à leur jonction, tout contre le thorax, l’écusson triangulaire blanc n’a d’ivoire que la couleur, ce qui préservera l’éléphant miniature de la folie destructrice des braconniers. Son corps rebondi est porté par six longues pattes rougeâtres aux fémurs élargis, plus foncées à leur extrémité. Occupant presque toute la tête, deux gros yeux globuleux donnent l’impression que l’insecte louche. 

Il faut dire qu’il aurait de quoi, tant sa trompe impressionne ! Atteignant quasiment la taille du corps, elle nous apprend que le personnage de cette fable est une femelle – les mâles arborant, une fois n’est pas coutume, un organe un peu plus modeste. Mais ce rostre roux, à la courbure parfaite, n’est pas un nez aspirant : il résulte en réalité de la fusion des pièces buccales démesurément allongées, au bout desquelles se trouvent les mandibules permettant à notre petit insecte de découper sa nourriture et, nous le verrons par la suite, de forer des trous secrets, promesses de vie… Portées en son milieu, deux antennes coudées à 90°, à peine couvertes de soies hérissées, se terminent en massue. 

La vie au bout du tunnel

Arrivée au crépuscule de sa vie, notre éléphante se remémore son existence passée auprès de son arbre, roi des forêts ; car l’espèce est inféodée aux chênes, et sa survie dépend entièrement de celle de son hôte. 

Tout a commencé l’année dernière, une année pluvieuse et venteuse ; stressante pour les bêtes et les plantes, alors fragilisées et davantage sujettes aux maladies et aux gourmands… Au cœur de la “belle” saison, qui n’avait d’estivale que le nom, sa mère, alors jeune mariée et fraîchement fécondée, se mit en quête du fruit parfait pour lui confier sa progéniture : un gland encore immature. Luttant dans les frondaisons, bousculée par les bourrasques, elle trouva tant bien que mal l’écrin de sa descendance et s’y agrippa de toute la force de ses petites pattes. C’est alors qu’elle se mit à grignoter la paroi du fruit, millimètre par millimètre, pour creuser un minuscule tunnel, pivotant laborieusement sa tête de gauche à droite et tournant autour de l’axe de son rostre foreur, malmenée par les averses continues. Encore un effort… Enfin ! La voie était ouverte jusqu’au centre du gland, le cotylédon, cette feuille primordiale charnue constitutive de la graine.

Son travail de forage terminé, la mère se retourna pour insérer délicatement sa tarière extensive – ou ovipositeur – à l’intérieur de la galerie. Alors, elle déposa un œuf unique au cœur du gland prodigue. Le petit trou se rebouchera quelques heures plus tard, ne laissant qu’une infime cicatrice à la surface du fruit, comme la marque délicate d’un baiser maternel. Déjà la femelle devait s’éloigner dans les ramures, et chercher un autre gland, dans lequel elle pondra un œuf ou deux, voire cinq s’il promet d’être suffisamment nourricier. 

Une enfance à glander

Après une à deux semaines d’incubation, notre héroïne voyait le jour. Enfin, pas tout à fait, enfermée qu’elle était dans le gland protecteur qui, lui, poursuivait sa maturation… C’était alors une larve potelée, blanchâtre, munie d’une tête brun clair, et totalement apode ! Elle pouvait bien être dépourvue de pattes, car à quoi lui serviraient-elles dans le fourreau de son fruit ? 

Le petit “ver” passa ainsi son enfance dans sa “chambre”, se délectant de la pulpe du gland pleine de réserves nutritives délicieuses. Les mues se succédèrent les unes aux autres, jusqu’à ce que le fruit, fatigué, se détache prématurément de sa cupule et tombe au sol, sonnant la fin du développement larvaire. 

Ce signal indiquait à la pouparde qu’il était temps pour elle de quitter son nid douillet. Alors, elle perfora l’enveloppe du gland d’un trou d’à peine 2 millimètres de diamètre – celui-là même que les hommes repèrent pour savoir si un fruit est véreux -, trop petit pour laisser passer son corps replet, heureusement mou et flexible. Ho ! hisse ! Pas facile de se glisser dans cet orifice riquiqui ! Encore une petite contorsion… Ouf ! La voici sortie au grand air ! 

Mais pas question de rester à la vue de tous… surtout pas du carabe furetant là-bas, ni du merle à peine visible dans le clair-obscur du sous-bois ! Vite, la jeune éléphante repéra une logette protectrice dans le sol, au pied du grand chêne, où elle s’enterra. C’est ici qu’elle passera l’hiver, à l’état de nymphe, patientant jusqu’à ce que la belle saison achève sa métamorphose… Certains de ses frères et sœurs n’émergeront d’ailleurs que plusieurs printemps plus tard, demeurant en diapause pendant parfois cinq longues années : un échelonnement des émergences assurant la pérennité de l’espèce, puisqu’il limite notamment l’impact des “mauvaises années” où les caprices météorologiques s’accumulent…

Tétanie

Quelle joie de retrouver la douceur du soleil qu’accompagne le chant des oiseaux ! Quel bonheur de se familiariser avec ce corps tout beau, tout neuf ; de tester ce rostre fabuleux ; de déployer ces ailes, même si elles ne serviront pas beaucoup, l’éléphante dédaignant le vol pour préférer se déplacer à pattes. C’est d’ailleurs ce qui explique cette faible capacité de dispersion des balanins.   

Mais la fin de l’été arrivera bien vite : il lui faut désormais escalader le tronc du chêne qui l’a vu naître, pour trouver à son tour un partenaire et assurer sa descendance. Car une fois ce devoir accompli, elle sait qu’elle devra mourir. 

Tout à coup, une ombre passe, silhouette menaçante rôdant dans les branchages… Ni une ni deux, notre héroïne tombe sur le dos et s’immobilise, entrant littéralement en catalepsie ! Un comportement remarquable visant à tromper les insectivores gloutons dupés par ce jeu d’actrice. 

Gageons que cette technique vieille comme les plus vieilles forêts du monde sauvera notre brave éléphante… Si ce n’est le cas, ne soyez pas tristes : sa disparition épargnera les fruits du noble chêne, qui produira cette année davantage de glands, participant ainsi au maintien subtil de l’écosystème de cette “jungle” où plantes, phytophages et prédateurs, dans toute leur diversité, accomplissent leur chemin de vie… en équilibre.   

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Nous vous donnons rendez-vous le mois prochain pour la suite et fin de ce safari au ras du sol. Et si vous souhaitez (re)découvrir les épisodes précédents, c’est par ici !

Little Five, épisode n°1 : Le Lion du Marquenterre

Little Five, épisode n°2 : Le Léopard du Marquenterre

Little Five, épisode n°3 : Le Buffle du Marquenterre

Texte et illustrations : Cécile Carbonnier

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