Little Five, épisode n°3 : le Buffle du Marquenterre
* Attention, titre mensonger *
Pour ce troisième volet de notre Little Five made in Marquenterre, nous avons suivi la trace des Hérons garde-boeufs, espérant qu’ils nous mènent jusqu’aux Buffles de la baie de Somme. Nous avons scruté les prairies, cherché les bouses, tendu l’oreille pour détecter le moindre beuglement… Hélas, point de bovin à l’horizon, sinon nos braves vaches Highland, ruminant tranquilles dans les pâtures du Parc.
Pas grave ! À défaut de buffle, nous “mangerons” de l’hippo – ou, du moins, son homophone. Vous trouvez ceci fort tiré par les cheveux ? Vous avez parfaitement raison ! Mais dès lors qu’il s’agit de partir à la rencontre des créatures minuscules de la Réserve naturelle, nous pouvons bien nous accorder quelques petites licences orthographiques et naturalistes, non…?
L’Ypo du Fusain
Le personnage central de notre excursion est un humble arbuste poussant vaillamment au cœur des dunes, et dont le charbon est très apprécié des dessinateurs : j’ai nommé, le Fusain d’Europe (Euonymus europaeus).
D’ordinaire, sa toxicité naturelle le met à l’abri des gourmands, qui n’apprécient ni ses feuilles, ni ses fruits. Mais c’était sans compter sur une bande d’herbivores au comportement grégaire formidable, qui a secoué le petit monde du Marquenterre. Pour connaître cette histoire, laissons parler le vénérable végétal…
“Tout a commencé l’automne dernier, alors que j’étais occupé à garnir mes rameaux de fruits bigarrés, que les humains surnomment “bonnets d’évêques” du fait de leur remarquable aspect quadrangulaire : des capsules charnues, rose fushia, laissant apparaître à maturité leurs graines orange vif.
C’est dans cette explosion de couleurs qu’elle est apparue, si élégante dans son manteau d’hermine : une femelle de Grand Yponomeute du Fusain (Yponomeuta cagnagella). J’ai d’abord cru que ce minuscule papillon de nuit venait en esthète au vernissage de ma fructification. Elle parcourait mes branches de son corps fluet, mesurant à peine un centimètre, pour une envergure de 25 millimètres. Ses ailes antérieures, d’un blanc soyeux, étaient mouchetées de trois rangées longitudinales de points noirs ; elles cachaient des ailes postérieures plutôt grisâtres, nettement frangées.
La petite s’est mise à pondre des œufs microscopiques sur mon écorce, qu’elle a recouverts d’une sécrétion collante, les rendant difficiles à distinguer. Le forfait était discret, et cette prise de liberté m’a paru plutôt insignifiante ; alors je l’ai laissé faire. Et, n’y prêtant pas davantage attention, je l’ai regardée s’éloigner dans la pénombre du crépuscule…”
Des clics et des ailes
“À cette époque, le ciel nocturne était encore plein de prédateurs en tous genres, parmi lesquels ces redoutables acrobates du ciel : les chauves-souris. Murins, pipistrelles, noctules… J’étais certain que la petite Ypo se ferait attraper sitôt envolée. Et pourtant !
Les chasseurs aériens semblaient repoussés par le papillon. Et pour cause : la rusée battait le tambour de guerre grâce à ses ailes écaillées, munies d’une sorte de timbale aéroélastique émettant des salves de clics assourdissants… prompts à décourager les assaillants !
Il ne s’agissait donc pas d’un camouflage auditif, ni d’un brouillard à sonar, mais bien d’un signal d’alerte déconseillant vivement à quiconque de s’approcher. Un cousin anglais m’avait parlé de cette équipe de chercheurs de Bristol et du muséum de Londres s’intéressant à ce phénomène… Eh oui, nous aussi, les arbres, nous communiquons entre nous !”
Dormance hivernale
“Bientôt, les nuits devenaient de plus en plus longues dans les dunes du Marquenterre, sonnant le glas de mes exubérances créatrices. Une dernière touche de feu sur mes feuilles peintes en rouge, et le froid m’invitait au repos. Ne subsisterait bientôt que ma silhouette vaguement crayonnée dans les lumières rasantes de l’hiver.
En même temps que le sommeil me gagnait, j’oubliais la petite Ypo et ses œufs secrets… Eux aussi resteraient toute la mauvaise saison en dormance, invisibles vies en suspens à l’abri de mon squelette de bois…”
Halloween en mai !
“Enfin ! Le printemps arrivait en baie de Somme ! Sec, très sec, en cette année 2025… L’artiste en moi se réveillait : je renouvelais mon monochrome vert annuel et, tout ému, regardais mes rameaux se garnir jour après jour de tendres esquisses feuillées.
C’est alors que je sentis grouiller sur moi des milliers de pattes indistinctes. Peu à peu, d’immenses fils de soie se répandirent sur ma ramure, très vite décorée à la manière d’un manoir hanté.
Leurs fantômes ? Les chenilles de l’Ypo, qui m’étaient alors totalement sorties de l’esprit… mais que je ne suis pas près d’oublier, je vous l’assure !
Prises individuellement, elles paraissaient adorables et totalement inoffensives, avec leur bouille ronde ébène, et leur corps jaune pâle, presque glabre, maquillé de deux rangées de dix points noirs sur les flancs.
Sauf que la solitude, elles détestent cela et, follement grégaires, elles préfèrent s’entasser les unes sur les autres dans leur nid collectif, formant des bandes de jeunes constamment affamés. Et je ne vous parle pas de leur chambre où s’amoncellent leurs excréments ! L’adolescence, que voulez-vous…
En quelques jours, leurs toiles soyeuses m’englobèrent totalement, s’étendant même sur les argousiers alentour, moyennement ravis d’avoir un Fusain comme voisin…
Mais qu’ils ne s’alarment pas : leur feuillage sera totalement épargné par ces goulues d’Ypo, tandis que le mien… Il sera ingéré intégralement, me laissant entièrement défolié. Qu’importe, je ferai un modèle parfait pour un nu, qu’il soit ou non académique !”
Plus de peur que de mal
“D’ailleurs, je ne leur en veux pas, à ces teignes fileuses. Il faut bien qu’elles se nourrissent et, exclusives, elles n’aiment que mon art culinaire. Rien d’autre.
J’entends certains humains horrifiés les qualifier d’espèce “envahissante”. Mais ne nous y trompons pas : aucunement exotiques, leur présence est connue de longue date, et elles participent à l’équilibre de l’écosystème des dunes ou du bocage encore planté de haies nourricières. D’ailleurs, les Yponomeutes sont connus pour être très sensibles aux pesticides : leur présence est donc gage d’un air peu pollué !
Oui, leur mode d’expression est spectaculaire. Mais il faut bien que jeunesse se fasse ! En tout cas, cette pullulation, pour impressionnante qu’elle soit, ne me sera pas néfaste.
En revanche, ce que je comprends mal, c’est pourquoi la Fauvette grisette qui a niché dans le quartier n’est pas venue plus souvent faire son marché sur l’étal de mes branches… Allez savoir, peut-être à cause de l’aspect répulsif des toiles de soie ? Sans doute. Ou bien d’une toxicité héritée de mes feuilles ? Probablement.”
Le temps des métamorphoses
“Mais, qu’en est-il donc de ma survie ? Ne vous inquiétez pas. Car l’heure de la métamorphose avait sonné : après s’être alimentées plusieurs jours durant, les chenilles se rassemblèrent tout contre mon tronc, pour se confectionner chacune un cocon de soie dans lequel elles se nymphoseront.
Le temps des chrysalides était venu. Or nous n’étions qu’au début du mois de juin : j’avais donc largement le loisir de créer une nouvelle galerie de feuilles, de jolis croquis tout frais, tout neufs qui, eux, ne seraient pas croqués par les Ypos, puisque ce papillon ne produit qu’une seule génération par an.”
Vol estival
“Cela fait quelques semaines maintenant que l’été s’est installé dans les dunes du Marquenterre. Et avec lui, le miracle a opéré : des centaines de petites merveilles ailées ont émergé de leur enveloppe magique, revêtues de leur toison blanche. Elles paraissent si fragiles, si douces… J’adore les voir se cacher dans mon feuillage, qu’elles laissent désormais intact.
Je sais qu’elles voleront de fleurs en fleurs, participant activement à la pollinisation des plantes environnantes – et nourrissant au passage quelques araignées, passereaux et chauves-souris, celles qui ne seront pas dupées par leurs alarmes nocturnes.
Je sais aussi que dans quelques mois, elles viendront de nouveau pondre sur mon écorce, et que pendant plusieurs années encore – deux ? peut-être trois ? – je serai décoré de fils de soie ; un peu effrayants, certes, mais si peu incommodants, et tellement inspirants…”
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Nous vous donnons rendez-vous le mois prochain pour la suite de ce “Little Five” ! Et pour ceux qui souhaitent découvrir le monde extraordinaire des petites bêtes du Marquenterre “en vrai”, rejoignez-nous lors d’une sortie spéciale programmée le 22 août à 17h30 !
Vous avez manqué les deux premiers épisodes ? Suivez les liens ci-dessous pour une séance de rattrapage…
Little Five, épisode n°1 : Le Lion du Marquenterre
Little Five, épisode n°2 : Le Léopard du Marquenterre
Texte et illustrations : Cécile Carbonnier
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