Un comportement collectif du Grèbe castagneux (Tachybaptus ruficollis) face à une situation de tension

Mercredi 14 septembre : après-midi calme au Parc du Marquenterre, pas de grandes marées, de vent ni de tempête intempestive… À peine entrés dans le poste d’observation n°4, des cris étranges et inconnus nous accueillent. Sur le plan d’eau saumâtre, un mâle adulte de Canard colvert est en train d’agoniser du botulisme. Le bec dans l’eau, il bat des ailes par spasmes violents afin d’atteindre la berge pour ne pas se noyer, la tête étant impossible à relever (troubles psychomoteurs provoqués par la toxine en phase terminale). 

Autour de lui, une dizaine de Grèbes castagneux l’entoure au plus près. Ce sont eux qui poussent ensemble ces cris puissants et lancinants à l’intonation angoissée. Ils se distinguent des cris d’alerte, plus secs. La différence est nette aussi avec les appels nocturnes, moins répétés et plaintifs. Malgré une longue expérience sur cette espèce dans différents milieux (ballastières, cours d’eau, littoral…) c’est la première fois que nous entendons ce type d’appels. Ils ont l’effet immédiat de rameuter tous les Grèbes castagneux du plan d’eau, qui arrivent en nageant rapidement ou en courant sur les flots, mais pas en volant. Ils sont bientôt 32 autour du colvert qui se meurt. Nous ne percevons pas de comportement agressif de leur part envers le canard : aucun ne plonge, chacun s’approche tout près, pour l’observer, tête relevée afin d’observer les alentours, peut-être à la recherche d’un éventuel danger, ou simplement pour constater la bonne arrivée d’autres congénères ? Au bout d’une quinzaine de minutes, le colvert est parvenu à gagner la berge en roseaux ; la scène se cache à notre vue. 

Finalement le calme revient, avec la mort probable du canard, ou son immobilisme total. Progressivement, les Grèbes castagneux – ils sont plus de 40 – ressortent de la roselière en nageant lentement, seuls ou par deux, comme en procession, dans un silence et un calme total, pour se disperser sur la lagune : aucun ne court sur l’eau, seul un fait une brève plongée. Cela contraste fortement avec le stress antérieur. D’autres espèces sont présentes à proximité : Canards chipeaux et Sarcelles d’hiver, limicoles, Foulques. Mais eux ne prêtent aucune attention à la scène, et continuent de se nourrir ou se reposer. 

Ces cris que nous pourrions dénommer « appels de stress collectif déclenchant un ralliement » étaient selon nous à la fois déclenchés par l’incompréhension face à la situation du Canard colvert, sans que celle-ci ne représente de réelle menace, et la volonté d’appeler d’autres congénères, du fait de leur forte sonorité. Nous savons qu’en période de reproduction – mais aussi dans une moindre mesure en hivernage – le Grèbe castagneux a de fortes interactions entre individus. Des cris similaires avaient été entendus en 1984 en période de nidification au sein d’une colonie reproductrice sur un étang de Bergicourt (Somme). L’arrivée d’un chien en bordure de berge, puis dans l’eau près des nids, avait provoqué ces appels, suivis par l’arrivée des partenaires et de tous les couples autour du prédateur potentiel.

De tels comportements face à la difficulté d’un oiseau ayant un comportement anormal ont déjà été observés sur le Parc du Marquenterre. Pour se limiter à cette année, en juin, une Sterne caugek atteinte probablement de l’influenza H5N1 tombe brutalement dans l’eau, secouée de troubles et spasmes psychomoteurs. Plusieurs dizaines de couples d’Avocettes élégantes sont sur leur colonie de nidification. Ces mouvements désordonnés déclenchent aussitôt les cris d’alerte des limicoles : trois individus l’attaquent violemment à coups de becs et en vols rasants, jusqu’à l’éjecter à l’eau lorsqu’elle parvient à gagner la terre ferme. À la même période, face à une Mouette rieuse mourante, une Spatule blanche juvénile la tâtonne délicatement avec le bec durant de très longues minutes avant de la délaisser…

De nombreux visiteurs étaient présents dans le poste d’observation et ont pu assister à cet étrange comportement collectif des Grèbes castagneux. Les questions ont été nombreuses, notamment sur l’interprétation de la scène, et sur leur réaction face à cette situation critique et à la mort… Il fut difficile de trouver les mots, mais les oiseaux, par leurs comportements multiples et variés, y répondent eux-mêmes et montrent qu’ils n’y sont pas indifférents. On se rend compte que tout changement, tout comportement, toute action dans la nature ne sont pas anodins, mais ont un impact sur les espèces et individus, et déclenchent des réactions, non pas de l’indifférence ; mais cela demeure plus ou moins perceptible à nos yeux, qui ont encore tant à apprendre et, surtout, à comprendre.

Merci à Monsieur et Madame Régnier pour le partage des photos, et à tous les visiteurs du Parc du Marquenterre présents ce jour-là pour leurs nombreuses questions suscitées par l’observation de ce comportement.

Texte : Philippe Carruette / Illustrations : Pascal Regnier, Cécile Carbonnier