Little Five, épisode n°1 : Le Lion du Marquenterre

Lion, Léopard, Rhinocéros, Éléphant, Buffle : peut-être rêvez-vous de capturer dans vos jumelles l’un de ces grands mammifères composant le mythique “Big Five”, imaginé par Ernest Hemingway dans son récit Les Vertes Collines d’Afrique paru en 1935… 

Bonne nouvelle : nul besoin d’embarquer pour le Parc du Serengeti ou le Kruger ! Venez plutôt explorer les dunes du Marquenterre, car c’est ici, lovés au cœur de la Réserve naturelle nationale de la Baie de Somme, que sommeillent des merveilles insoupçonnées de la nature. Aucun trophée à récolter, sinon le plaisir d’observer – ou, à la rigueur, de photographier – cette faune subtile qui se dérobe à nos yeux… ou qu’on ne regarde que trop peu. Quant aux furieux de la gâchette, ne soyez pas hors-sujet, et troquez donc votre fusil contre une bonne loupe ! Alors, prêts pour un safari au ras du sol

Le Lion de cristal 

Notre périple débute au crépuscule, dans les frondaisons des saules. C’est là, à l’heure où chante le rossignol, qu’un formidable prédateur se met en chasse… Il navigue à vue dans la végétation, se servant de son instinct millénaire pour détecter l’objet de sa quête. Soudain, ses yeux d’or se braquent sur sa proie : dans quelques instants, c’est certain, ses mâchoires puissantes se refermeront sur elle ! 

Point de crinière couleur savane ni de muscles saillants ici mais, tout au contraire, un corps frêle, vert d’eau, parsemé de taches noires, à peine caché sous le toit immense de ses ailes hyalines si délicatement nervurées : voici le Lion des Pucerons (Chrysopa perla). Sur le sommet de sa tête, un anneau ébène dessine une couronne rappelant sa lignée princière : le lion n’est-il pas le roi des animaux ? 

Mesurant à peine plus d’un centimètre, pour une envergure atteignant le triple, il appartient à l’ordre des Névroptères, un groupe qui rassemble d’étranges insectes possédant deux paires d’ailes membraneuses de taille égale, décorées de multiples nervures, comme les ascalaphes, les mantispes et les fourmilions. Celui-ci porte de longues antennes filiformes, plantées entre ses yeux aux reflets d’ambre. C’est d’ailleurs ce regard de braise qui a inspiré son nom de famille – les Chrysopidae -, khrusôpós signifiant “œil d’or” en grec ancien. 

Majesté en danger

Mais une si belle parure n’est pas nécessairement un atout : et voici notre monarque qui se déplace d’un vol incertain, maladroit – empêtré, osons le dire ! – dans les bois, les jardins et les prairies où s’étend son royaume… Une gaucherie qui en fait une proie de luxe pour les oiseaux et les chauves-souris, toujours prompts à décapiter les souverains alléchants ! Or le Lion n’a ni crocs, ni griffes pour se défendre, seulement une glande répugnatoire exhalant une odeur peu ragoûtante, censée couper l’appétit des gourmands.

Toutefois, que les plaisantins prennent garde, car notre roi a l’ouïe fine : à tel point qu’il est capable de détecter les ultrasons émis par les chiroptères, son pire cauchemar. Sitôt qu’il perçoit la rumeur des pipistrelles, il bloque ses ailes, par un fabuleux réflexe d’immobilisation, puis tombe en chute libre et disparaît dans la nuit…!

Amours léonines 

Le mois de mai est arrivé, puis viendra l’été : il est grand temps d’assurer sa descendance. Tel un rugissement lancé sous le ciel étoilé, notre Lion émet un chant de cour retentissant. Du bout de son abdomen vibrant d’excitation, il frappe un support, et exécute alors une série rythmée de tambourinages, dans une langue qui n’appartient qu’à lui. Tout à coup, une princesse aux yeux d’or fait son apparition, attirée par cette partition palpitante et syncopée, prélude à une parade nuptiale où les ailes frissonnent et les antennes s’effleurent… Jusqu’à l’accouplement.

Une fois fécondée, la lionne devenue reine s’affaire : elle pond des œufs elliptiques, isolément, dans la végétation. Chacun est suspendu à un mince pédicelle, sorte de filament flexible si ténu qu’on ne le voit pas, ce qui donne l’impression que l’œuf flotte dans les airs, comme en apesanteur… Elle en pondra entre 20 et 40 par jour, jusqu’à sa mort prochaine, offrant ainsi l’opportunité à 1000 petits princes de perpétuer la noble lignée.

La part du lionceau

Et que ses rejetons seront voraces ! Si les adultes agrémentent leurs repas de quelques délices sucrés – miellats, nectars, pollen – les larves sont, quant à elles, de véritables petites carnassières, qui se nourrissent exclusivement de minuscules arthropodes au corps mou, comme les pucerons et les acariens. Leurs parents leur ont légué de puissantes mandibules qui leur permettent, en toute autonomie, de saisir et dévorer leurs proies. 

Elles en engloutiront entre 200 et 500 au cours de leur développement, qui durera une quinzaine de jours. Un nombre qui les élève au rang d’alliées du jardinier : à  l’instar des coccinelles, elles sont devenues chez les humains des agents prodigieux en matière de lutte biologique, remplaçant les insecticides chimiques, poisons de notre environnement et ciguë de nos vies…

Le roi est mort, vive le roi !

Quand l’heure sera venue, les larves se tisseront un cocon de soie suspendu à la végétation, dans lequel elles se nymphoseront, gardant pour elles-mêmes le secret de cette métamorphose. 

Fin août sonne la fin du règne pour notre souverain. En effet, chez cette Chrysope, les adultes n’hivernent pas : tous les imagos s’éteindront en même temps que l’été, contrairement à certaines de leurs cousines plus chanceuses, qui passent la mauvaise saison à l’abri d’un tas de bois, d’un trou d’arbre ou, plus modestement, d’une feuille morte délicatement enroulée sur leur corps gracile. Il faudra donc compter sur la future génération de lionceaux, alors en dormance, pour voir régner encore, dès le printemps prochain, le Lion des Pucerons. 

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Pour découvrir la suite de ce “Little Five” made in Marquenterre, rendez-vous le mois prochain… En attendant, bons safaris à tous au pays des minuscules ! 

Texte et illustrations : Cécile Carbonnier

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